(critique) : La maison du sommeil

Roman : La maison du sommeil

samedi 9 février 2008 par Marcel Rousseau

L’auteur avertit dès le début que “les chapitres impairs se déroulent (…) de 1983 à 1984. Les chapitres pairs se déroulent pendant la deuxième quinzaine de juin 1996. Par cette étonnante construction du roman, les événements passés, les quiproquos et les erreurs d’interprétation vont se trouver progressivement expliquer à la manière d’un thriller et à la recherche d’une vérité partiellement dévoilée ou suggérée. Jonathan Coe amène son lecteur à découvrir les ressorts profonds et les passions “ordinaires” qui animent ses cinq héros. Ceux-ci, à la manière du théâtre grec sont les jouets d’un destin qu’ils pensent pouvoir maîtriser, chacun en quête d’absolu ou à la recherche d’un idéal problématique.

Plusieurs thèmes parcourent ce roman : ils vont se croiser, se recouper, s’entremêler, jusqu’au dénouement final qui laisse encore ouverte la porte à quelques interrogations. L’action se déroule dans un lieu unique, Ashdown, une “inquiétante demeure” située sur une falaise face à la mer. C’est d’abord une résidence étudiante transformée ensuite en clinique du sommeil et dirigée par un psychiatre paranoïaque et mégalomane qui ne se contente pas de faire des expériences sur des rats ou des chiens qu’il épuise jusqu’à la mort en les privant de sommeil.

Les personnages

Parmi les étudiants qui vont vivre et revenir dans ces lieux, Sarah Tudor, victime de ses hallucinations, découvre, au fil des problèmes, sa narcolepsie et semble se fourvoyer dans sa vie amoureuse et sexuelle sans s’apercevoir de l’amour passionné de Robert pour elle. Celui-ci pour la conquérir, accepte de coopérer dans le jeu de ses hallucinations jusqu’à poser des actes irréversibles. Gregory Dudden, le psychiatre fou, ne sait qu’utiliser les autres dans sa passion de devenir célèbre. Tout n’est que mécanique pour lui, de la musique de Bach aux frottements répétitifs de son pénis dans le vagin d’une femme pour en obtenir l’éjaculation biologique et libératrice. Il considère le sommeil comme une maladie dont il veut guérir l’humanité, en commençant par lui-même. Terry Worth, étudiant cinéphile puis célèbre critique de cinéma, fait de la recherche d’un film disparu et de réputation scatologique, sa passion. De compromission en compromission, il renonce à son idéal pour y revenir enfin. De grand dormeur lorsqu’il n’était qu’un obscur étudiant, il devient insomniaque totale en gagnant sa célébrité et en éveillant la curiosité scientifique et malsaine du spécialiste du sommeil. Veronica, que tous appellent Ronnie, défend la cause des femmes contre les hommes. Elle fait découvrir à Sarah ses penchants homosexuels et perdra cet amour en abandonnant sa passion pour le théâtre.

D’autres personnages existent en filigrane, détenteurs de secrets, d’illusions, de mensonges ou d’interprétations lacano-farfelues. Ce sont la jeune Rudy Sharp qui, encore jeune fille, est gardée par Sarah et Robert, ensemble, Russell Watts, le psychanalyste lacanien de Sarah, Miss Rebecca Hill et sa fille Alison qui éveille la curiosité et suscite l’intérêt plus que professionnel de Sarah. Enfin, il faut réserver une position à part pour la mystérieuse Cléo Madison, psychologue spécialiste du sommeil en constante opposition avec Gregory Dudden. Les acteurs en place, l’auteur peut tisser les thèmes qui vont parcourir le roman.

Les maladies du sommeil

C’est en premier lieu la description des maladies du sommeil. Si la narcolepsie cataplexie de Sarah est une description de grande valeur clinique, l’insomnie chronique et totale de Terry succédant à de très longues nuits de sommeil sert plus d’alibi ou d’arguments au déroulement du roman. Les troubles insomniaques n’y sont que très brièvement mentionnés. Si les bouleversements des rythmes de sommeil s’imposent par les circonstances, le journaliste sait cependant tirer profit de ses longues nuits sans repos.

Jonathan Coe ne s’intéresse pas aux hypothèses scientifiques sur la signification du sommeil. Il accorde plus d’importance à la dangereuse hypothèse du Dr Dudden : le sommeil est une maladie et aux interprétations intellectuelles, fantaisistes et pseudo-scientifiques du Dr Watts le psychanalyste lacanien dont il fait une description chargée à la manière d’un Molière décrivant les excès de langage des médecins de son temps. Sans avoir posé de diagnostic sur les troubles de Sarah et sans rien connaître de cette pathologie, celui-ci fait une conférence devant ses collègues en pratiquant des interprétations “sauvages” de ces paroles et de ses comportements. Ce fait n’est malheureusement pas que du roman !

L’auteur va se servir des hallucinations du sommeil de Sarah ainsi que des rêves et de la somniloquie de Rudy pour faire progresser la trame de son roman. Jonathan Coe joue de l’opposition entre les hallucinations de Sarah qu’elle vit comme des événements bien réels et l’affirmation que “personne ne ment dans son sommeil”. Sarah se débat contre ses hallucinations sans pouvoir échapper à leurs conséquences dans sa vie privée, amoureuse et professionnelle. Elle suggère à Rudy, encore enfant, comment profiter de sa somniloquie pour en tirer des avantages. Devenue jeune femme, celle-ci saura mettre cet enseignement à profit.

La rigueur clinique

D’un point de vue de malade narcoleptique, on ne peut qu’applaudir la rigueur clinique de la description de cette maladie. Ce n’est cependant pas le cas de la description de l’insomnie qui participe plus des préjugés et des fantasmes : l’homme pourrait se passer de dormir, alors que l’insomnie totale conduit rapidement à la mort. Dans le cas de Terry, elle est presque magnifiée, même si, alors que ce n’est pas l’objectif réel du Dr Dudden, la récupération d’un état normal de sommeil est grandement apprécié par le journaliste. Les personnages portent parfois un nom dont le jeu de mot offre un sens. Sarah a comme nom Tudor et Terry celui de Worth “valeur”. Celle de la nuit ou du jour ? Du sommeil ou de l’activité ? Trois troubles du sommeil sont développés dans ce roman : la narcolepsie cataplexie, l’insomnie et la somniloquie. D’autres sont seulement cités et certaines ignorées. L’intention principale de l’auteur n’est donc pas d’aborder ces pathologies mais de suivre l’histoire d’une personne narcoleptique, Sarah Tudor : c’est la seule qui fait le lien entre tous les autres personnages principaux du roman.

Un autre point intéressant qui montre que l’auteur est bien documenté sur cette maladie, c’est la justesse des descriptions des difficultés relationnelles que cela engendre sans donner dans le pathos. Cependant, celles-ci ne rendent pas impossible la vie professionnelle. Toutes les personnes qui ont des contacts suivis ou intimes avec elle l’apprécient en tant que femme de valeur. Pour les autres, elle est souvent l’objet de moqueries et affublé de surnoms en raison de ses troubles que tous peuvent observer.

Le cinéma

Le cinéma, autre illusion de la réalité, tient une place importante dans le roman et toute la place dans la vie de Terry. Le roman oppose des pratiques excessives : celles de la superficialité, de la recherche d’effets spéciaux, ainsi que celles de l’exposition de la sexualité et de la pornographie à la limite de la scatologie contre les excès de l’intellectualisation. Est-ce seulement une opposition entre un cinéma américain dénoncé comme éternellement adolescent et immature et le cinéma anglais ou européen plus élitiste et intellectualisé ? Plus prosaïquement, le cinéma est-il un art ou une industrie ?

L’évolution des relations

Le plus important cependant dans ce roman est l’étude de l’évolution des relations entre les personnages : relations amicales, amoureuses, sexuelles, passionnelles ou professionnelles. Chacun va devenir le jouet de ses propres passions. Celles-ci sont d’abord le moteur qui pousse les étudiants ambitieux : chacun, à sa manière, souhaite se réaliser dans sa vie professionnelle. Puis, les compromis survenant, ces passions, réalisées ou abandonnées, vont se révéler destructrices, morbides voire mortifères.

La vie de ces cinq étudiants vont se retrouver mêler plusieurs fois à Ashdown qui, de lieu de rencontre éphémères, d’études studieuses et de fêtes occasionnellement bachiques va devenir lieu de soins mais aussi d’isolement, d’opposition sourde et de tortures. Le sens des amours étudiantes, la découverte de la sexualité et de l’homosexualité, l’ambition personnelle, les projets de rencontres, les amours déclarés, accordés, partagés ou les amours déçus sont les principaux fils d’une Ariane qui aurait tendance à les emmêler.

De l’amour à la passion il n’y a parfois que quelques degrés de différence. Cependant autant l’amour sincère et “ordinaire” semble avoir grâce aux yeux de l’auteur, autant l’amour excessif ou la passion conduisent à des impasses, dans lesquelles on vient s’écraser, à des catastrophes ou à des destins tragiques. Tout ceci se jouant, d’une façon presque feutrée, dans le déroulement des vies quotidiennes que l’on pourrait croire “normales”.

Ces quelques lignes ne révèlent pas entièrement l’intrigue centrale de ce roman passionnant à plus d’un titre, prix Médicis Étranger en 1998. Sacrifiez une nuit blanche pour le lire !

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